Dans la fin de sa préface à L’Arbre-Seul, Alain Borer condense son propos pour mieux présenter le parcours, le voyage et l’engagement d’André Velter : « Il y a en Velter un guetteur d’aube, un guerrier en exil, un oracle sans foi, un passeur sans frontière, un cœur brûlé (comme on dit une tête brûlée), un rocker à cantique. » Cet « ouvreur d’espace » n’explore pas seulement « l’espace du dedans », il sillonne l’infini du dehors, notamment dans les ramifications de l’Arbre-Seul que les chrétiens appelaient l’Arbre-sec, qui se dressait aux dires des légendes au bord du monde connu, quelque part du côté du Khorassan. Cet épouvantail du désert marquait la limite des terres autorisées. Au-delà s’ouvraient les espaces interdits, maudits, impensables parce que volontairement soustraits au champ de la pensée et du songe. Son recueil a alors pris l’Arbre pour repère, pour aimant. Comme s’il s’agissait d’un appel à forcer le passage, d’un signe à inverser. Et du voyage en Orient aux multiples départs, le corps et l’esprit ne sont jamais tout à fait revenus. L’Afghanistan, l’Inde, l’Himalaya, la Route si ravagée de la Soie ont ravivé le mystère et l’exaltation d’être, ici ou à mille lieues, si intensément présent. L’Arbre-Seul s’affirme le poème des deux versants du monde, avec miroirs de lumière et d’ombre, souffles de sable, poussière d’éternité, fureurs, jubilations et « paroles ailées ». C’est une itinérance à suivre comme une partition polyphonique, comme une improvisation aux rythmes divers, parfois contraires, et qui compose au sens fort un livre de poésie, qu’Alain Borer a tenu pour « le plus tonique depuis Alcools d’Apollinaire ». Cette œuvre se tisse donc dans la fréquentation et l’éloge des grands voyageurs que sont les poètes, en invitation aux départs, dans un de ses poèmes les plus fervents, intitulé « Mouvements » : « Il y a ceux / qui vont au bout du monde / pour se voir / entre quatre horizons, / ceux qui dérivent au loin / pour se garder / un espoir de retour / et ceux qui partent, ô Baudelaire, / pour partir. / Ce sont gens de déroute / d’exil et de grand vide / qui prennent souffle dans le feu / et le secret éclat des songes. […] Princes déchus / mendiants qui n’êtes dignes / le premier pas n’a pas été et le dernier / n’existe pas plus que le soi-disant / bout du monde, / le voyage qui nous a traversé / compose conjugue et décompose / les temps de ce futur-passé / qui veille à l’insomnie des choses. »
Grand arpenteur des cimes, en la compagnie de Chantal Mauduit, c’est en mai 1998, sur les pentes du Dhaulagiri qu’une avalanche tua cette dernière qu’il voyait comme « la fée des glaciers » et qui demeure la première femme à avoir gravi, sans oxygène, six sommets de plus de 8000 mètres. André Velter l’aimait plus que tout. D’où son triple recueil L’amour extrême et autres poèmes, né d’un « cœur dévasté », une trilogie pour escorter la peine, garder « force de mots » et se montrer digne surtout de cette « amante éperdue perdue ». Car même « au comble de l’accablement », il reste la magie des mots, leur pouvoir de mémoire, et la beauté d’une âme à jamais envoûtée. « Force de mots », telle s’avère l’expression que le poète emploie pour célébrer sa muse disparue, et mettre ces « mots » témoins dans « l’héritage précédé d’aucun testament » de la parole de René Char qu’il eut la chance de rencontrer : « Je dois à la poésie / la grâce de ton amour. / Je dois à son pouvoir / l’offrande de ta voix, / l’aimantation de ton pas, / une passion fabuleuse / et nos emportements. / Au comble de l’accablement / et du meurtre de nous, / jamais je ne laisserai dire / que la magie du poème / ne peut pas tout traduire / ni que la poésie / n’enchante pas la vie. / Elle seule, / comme la Soupçonnée / de René Char, / garde force de mots / jusqu’au bord des larmes. » Dans son ouvrage en hommage à René Char allié substantiel, tissé de rencontres et de correspondances, André Velter ouvre la portée des écrits du Capitaine Alexandre, sous une double métaphore, « Le roc et l’éclair » : « Le roc est là, il me parle de l’éclair, et d’un Orphée aux mains rugueuses, vagabond des enfers du monde au nom d’une lumière à sauver coûte que coûte. / Rien n’a prise sur lui, ni la ténèbre qui descend des cieux pour aveugler le ciel, ni la rançon que lèvent les sagesses de confort. / Son legs reste à l’aplomb des maquis, des fontaines, des embuscades, et se doit d’être dispendieux, sans tempérance. »
Héritier de ce géant protecteur à l’humanisme de combat, André Velter a décidé en la compagnie d’Ernest Pignon-Ernest de faire l’éloge des poètes tels que lui, CEUX de la poésie vécue, dans cet ouvrage confectionné par leurs soins qui rappelle combien la poésie, avant d’être un jeu de mots, s’avère affaire d’engagement existentiel. Pour ces poètes irréductibles dont André Velter fait le portrait en écrivain, et Ernest Pignon-Ernest, en dessinateur, de Rimbaud à Antonin Artaud, de Nerval à Robert Desnos, de Verlaine à Pier Paolo Pasolini, de Federico Garcia Lorca à René Char, sans oublier Baudelaire, Apollinaire, Cendrars, Maïakovski, Éluard, Aragon, Michaux, Hikmet, Neruda, Genet, Mahmoud Darwich, la poésie est la gardienne des expériences traversées, de leurs traces éphémères et des risques pris. Comme l’affirme André Velter avec fougue : « Elle dit le réel, mais en le révélant plus vaste, et d’une prodigieuse intensité. Elle conjugue visible et invisible, sursauts intimes et songes partagés. Elle s’impose comme le chant profond des vivants qui ne renoncent pas aux effractions, aux précipices, aux échauffourées, ni aux enchantements de la vraie vie. » Toujours selon leurs auteurs, puisque la poésie est affaire d’engagement existentiel, on ne devient pas poète, ou si peu, on naît poète : « Une si juste injustice, généralement, se paye cher. » Dès lors, ainsi envisagée, la poésie dans laquelle André Velter et Ernest Pignon-Ernest s’inscrivent, se fait porteuse d’une critique de l’ordre : « L’agencement social, avec ses lois, ses normes, ses convenances, ses contrôles, son incurable retard à l’allumage, sa règle du plus petit commun dénominateur, ne peut que réprimer, exclure, ou, au mieux, ignorer, faire taire, mettre à l’écart. » Face à quoi, les poètes, tout au moins « ceux de la poésie vécue », n’auront de cesse de porter haut le verbe : « Ils ne cessent d’affirmer qu’envers et contre tout il est possible, ici et maintenant, de tenir parole, de ne pas baisser la garde, de ne pas être indigne de ses désirs, de ses utopies, ni de ses combats. » Plus qu’un bel ouvrage commun, une double signature d’un art poétique ou d’un manifeste pour le temps présent, nécessaire, à chacun, pour tenter de vivre poétiquement !