L’auteur de Lambeaux, ce magnifique récit en hommage à ses deux mères, « l’inconnue » qui l’a enfanté et a disparu peu après sa naissance ainsi que « la très aimée » qui l’a adopté et entouré de ses soins, s’affirme très tôt comme un poète d’un double mouvement, celui d’une quête de soi et celui d’une ouverture aux autres, rendu possible grâce à une formidable aventure intérieure traduite dans son journal d’écrivain et ses poèmes en jalons, ce passage de l’ombre à la lumière. Il suffit de relever les titres des différents tomes de cette œuvre de diariste se refusant à l’anecdote pour observer cette lente mutation par la lecture et l’écriture, de Ténèbres en terre froide (Journal I) aux heures des épreuves de l’introspection à Gratitude (IX) toute à la joie d’un assentiment à la vie, en passant par Traversée de nuit (II), Lueur après labour (III), Accueils (IV), L’Autre Faim (V), Lumières d’automne (VI), Apaisement (VII), et Au pays du long nuage blanc (Journal d’autant plus original qu’il est le récit d’un voyage en Nouvelle-Zélande)...
À la recherche dans la littérature de Ces mots qui nourrissent et qui apaisent, selon le titre d’un ouvrage singulier, uniquement élaboré de la collecte de phrases et de textes relevés au cours de ses lectures, dans cette « autre faim », celle de l’existence à la poursuite d’une orientation, d’une signification, sa patience de lecteur se doublera du travail du poète modifié par ces deux versants lire/écrire pour fonder une parole poétique qui rende aux autres cette nourriture, cet apaisement qu’il est allé quérir dans les formules des plus grands : « J’ai dévoré bien des livres, vécu grâce à eux d’inoubliables instants. Ils me transportaient, m’exaltaient, me laissaient anéanti, ne cessaient de me triturer, m’aidaient à me connaître, à m’ouvrir mon chemin… Par la suite et au long des années, ils ont eu à combler ma faim, une faim qui réapparaissait aussitôt qu’assouvie. Toutefois, après les avoir ingérés, comment me séparer d’eux alors qu’ils avaient eu pour moi une telle importance ? Il fallait absolument que j’en garde quelques bribes. D’où ma manie de prélever ces mots, ces phrases qui m’avaient dévasté, embrasé, poussé à aller plus avant. Manie d’autodidacte qui s’acharne à creuser toujours plus profond, qui tient à ne rien perdre de ce qu’il a acquis, qui veut pouvoir mâcher encore et encore ces mots où puiser force, lumière, énergie. »
Nourri par ces extraits de la langue étudiée aux lettres de noblesse, le poète en proie aux tourments traversés lors de son parcours chaotique en ces débuts si âpres, avant de trouver une cohérence, une portée dans sa démarche, au-delà de la satisfaction d’un égoïsme du moi, et ayant atteint la plénitude du soi pouvant dès lors recevoir et toucher, humblement, dignement, les autres, ce conquérant dans l’obscur d’une lumière intérieure qui s’avère un soleil dans nos vies s’est acharné à trouver les mots précis, justes, témoins de cette vaste aventure qui relie une trajectoire singulière à sa dimension universelle, grâce à l’expression d’une voix poétique puissante qui puisse à la fois accueillir et se mêler aux voix de tous, dans ses divers recueils à la parole condensée à l’essentiel : Ce pays du silence, Affûts, À voix basse, L’Opulence de la nuit, etc.
Témoignage de cet itinéraire personnel à travers les mots qui guérissent des souffrances que cet aventurier intérieur a dû traverser, après la saison des labours, venant celle des récoltes, son choix ramassé de poèmes dans son anthologie intitulé Moisson traduit au plus précis cette métamorphose au fil des épreuves-chrysalides d’où s’échappent les délivrances-papillons : « Douce et paisible / est la nuit / Je n’ai plus peur / Ma lumière / a de solides racines » écrit encore Charles Juliet pour inaugurer ce temps salvateur dans un fragment qui n’aurait rien à envier à l’exercice du haïku-épiphanie. L’édification de cette demeure stable de soi, une fois passés les errements de l’égo raboté, rend alors possible une joie grave, empreinte d’une forme de sagesse qui n’est pas sans lien avec les expériences des mystiques dont l’ « autre faim » est dévorante, un savoir et une morale à nouveau fondés dans cette libération de son voyage vers une aube nouvelle, telle celle qui ouvre la métaphore filée de sa barque détachée : « Un jour / mon esquif s’est disloqué / et force m’a été / de lâcher prise / de consentir à disparaître / Alors des courants / m’ont poussé porté / puis déposé sur une plage / Une lumière d’aurore / inondait l’oasis / où j’allais maintenant / vivre »