Tour à tour comédien, grand voyageur et théoricien, Antonin Artaud fut un véritable laboratoire des limites. Après avoir mis en exergue l'urgence d'assouvir la faim de l'être humain dans la préface de son essai Le théâtre et son double, Antonin Artaud en appelle à assouvir cet autre besoin dont la vigueur est tout autant nécessaire, celle d'un théâtre à même de se servir de tous les langages, gestes, sons, paroles, feux, cris, prompt à briser toute forme figée pour toucher la vie, ce « double » essentiel. Point d'orgue de cette pensée du rapport métaphysique entre le théâtre et son double, le poète affirme, incantatoire : « Et s'il est encore quelque chose d'infernal et de véritablement maudit dans ce temps, c'est de s'attarder artistiquement sur des formes, au lieu d'être comme des suppliciés que l'on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers. »
Poursuivant plus avant sa réflexion, il fait alors un parallèle entre le pestiféré et l'acteur, envisageant l'action du théâtre comme celle d'une véritable épidémie, allant jusqu'à déclarer qu'il y a en lui une sorte d'étrange soleil, une lumière d'une intensité anormale où il semble que le difficile et l'impossible même deviennent tout à coup notre élément normal. Dès lors, un tel théâtre s'avère une crise à dénouer, signe qu'il est encore question pour son accomplissement, de vie ou de mort. Dans sa volonté conséquente d' « en finir avec les chefs-d’œuvre » qui restent lettres mortes, Antonin Artaud invoque des forces supérieures produisant des images d'actions extraordinaires, en un jet sanglant tant dans la tête du poète que dans celle du spectateur, - la violence et le sang ayant été mis au service de la violence de la pensée, - et il défie de se livrer au-dehors à des idées de guerre, d'émeute et d'assassinat hasardeux. Conscient de la puérilité dont on peut taxer telle façon de dire, il avance plus loin dans son propos : « Il y a là un risque, mais j'estime que dans les circonstances actuelles il vaut la peine d'être couru. ».
Ce risque pris dans son « Premier manifeste » titré « Le théâtre de la cruauté », il l'envisage sous les traits de l'humour avec son anarchie, qualifiant ce dernier de « L'HUMOUR-DESTRUCTION », ou sous les traits de la poésie avec son symbolisme et ses images, déployant « un lyrisme nouveau du geste » donnant à ce dernier « la dignité d'exorcismes particuliers » attribuant ainsi une fonction quasi-organique, vitale, à un tel théâtre : « Ni l'Humour, ni la Poésie, ni l'Imagination, ne veulent rien dire, si par une destruction anarchique, productrice d'une prodigieuse volée de formes qui seront tout le spectacle, ils ne parviennent à remettre en cause organiquement l'homme, ses idées sur la réalité et sa place poétique dans la réalité. » Cette « place poétique » réattribuée, Antonin Artaud n'aura de cesse de la poursuivre dans sa volonté d’un langage total, au bord de la folie et de l’incommunicable, tel qu’il l’a énoncé dans Ci-gît : « Tout vrai langage est incompréhensible. » Il ne faut pas attendre cependant la pensée de son « théâtre de la Cruauté » ou le voyage auprès des tribus du Tarahumaras pour que sa poésie en témoigne, exacerbée jusqu’aux délires et glossolalies, au point de risquer de devenir « incompréhensible » si l’on entend par compréhension le seul entendement rationnel. Pour exprimer qui il est vraiment, Antonin Artaud affirme dès Le Pèse-nerfs : « Il me manque une concordance des mots avec la minute de mes états. »
Fort heureusement, sa poésie, non réductible à une valérienne « fête de l’intelligence », déborde la simple signification par la foison des sens, elle s’affirme en signe qu’Antonin Artaud a été très tôt sensible aux dérobements de la pensée chevillée au corps, pour en éprouver l’indicible en profondeur. Sa poésie nous échappe donc, et c’est tant mieux, car il demeure le seul témoin de son combat héroïque pour en avoir fait de son existence l’expérience : « Je suis celui qui a le mieux senti le désarroi stupéfiant de sa langue dans ses relations avec la pensée. Je suis celui qui a le mieux repéré la minute de ses plus intimes, de ses plus insoupçonnables glissements. Je me perds dans ma pensée en vérité comme on rêve, comme on entre subitement dans sa pensée. Je suis celui qui connaît les recoins de la perte. » (Le Pèse-nerfs) Cette quête traque les limites et l’impensé en pure perte, puisque le supplice de sa vie s’est moqué des formes délimitées, dans un même hurlement de vie, sa parole essentielle demeure, pour reprendre la formule inaugurale d’Héliogabale ou l’Anarchiste couronné : « la multiplicité broyée et qui rend les flammes. »
(Photographie d'Antonin Artaud en 1926 dans Le Juif errant)