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Max Jacob, le joueur de dés

Michel Leiris illustre, dans sa préface au recueil majeur Le Cornet à dés, la référence détournée et amusée à Un coup de dés jamais n'abolira le hasard de Stéphane Mallarmé : « « Tout ce qui existe est situé. » Phrase liminaire de la préface très classique qu'en 1916 Max Jacob écrivait pour Le Cornet à dés, livre au titre ambigu évoquant, sous la forme bien délimitée d'un objet de nature morte, le hasard sans limites, ce hasard dont le nom provient d'un terme arabe, désignant un jeu de dés, de sorte que l'axiome mallarméen – auquel il n'est pas exclu que Max Jacob ait songé – pourrait se lire : Un coup de dés jamais n'abolira le jeu de dés. Cornet, qui n'est pas sans ressembler au gobelet de l'escamoteur. Dés, qui pourraient figurer dans un tableau cubiste de la grande époque et font traditionnellement partie des accessoires de la Passion, puisque c'est aux dés que les soldats romains jouèrent entre eux la tunique du Christ. » De ce singulier héritier du poème mallarméen qui écrit en 1922 : « Le fond de mon ventre est un opéra comique », il demeure une œuvre dont la concision en fait la préciosité, correspondant à sa pensée exprimée ici : « Le poème est un objet construit et non la devanture d’un bijoutier. »

Dans son article du Dictionnaire universel des littératures, D. Leuwers présente ainsi la vie et l’œuvre de cet écrivain et peintre innovant : « Né à Quimper, Max Jacob suit d’abord les cours de l’École coloniale de Paris, mais il se sent davantage attiré par la peinture qu’il pratique pendant sa jeunesse bohème où, campant au bord du Bateau-Lavoir à Montmartre, il devient l’ami de Picasso, de Salmon et d’Apollinaire. En 1909, Max Jacob se sent visité par le Christ. Cette vision est déterminante, et le poète compose Les Œuvres mystiques et burlesques du frère Matorel mort au couvent de Barcelone (1911). Son mysticisme fantaisiste et irrespectueux veut bousculer les apparences. Max Jacob, qui est israélite, se convertit au catholicisme, mais son œuvre est loin de se soumettre à une quelconque orthodoxie. […] En tout cas, Max Jacob récuse le romantisme et le symbolisme et clame les droits de l’imagination. Il oscille entre la prosodie et le poème en prose, mêle les anecdotes les plus farfelues aux propos du menu peuple. En 1921, Le Laboratoire central ressuscite l’épopée du Bateau-Lavoir. L’auteur se retire alors pendant plusieurs années à Saint-Benoît-sur-Loire. Il reviendra se mêler à la vie parisienne entre 1928 et 1937 mais retournera définitivement à Saint-Benoît en 1938, à l’ombre de la célèbre abbaye. Les Allemands viendront l’y arrêter comme Juif en février 1944. Transféré à Drancy, il y mourra le 5 mars 1944. »

Dans un faux journal relatant son existence d’exception et sa fin tragique, Le carnet retrouvé de monsieur Max, Bruno Doucey se glisse avec habileté dans la peau de Max Jacob, jusqu'à ses dernières heures à Drancy. La date et le lieu inauguraux de cette poésie-fiction sont 1943 : Saint-Benoît-sur-Loire. Dans sa  chambre, le vieux poète attend qu'on vienne le chercher et noircit les pages d'un petit carnet, racontant avec un humour féroce la folie qui s'est emparée du monde. Ce faux journal résonne avec une justesse bouleversante et nous tient en haleine de bout en bout, notamment par son art des collages et des définitions virtuoses que Bruno Doucey imite à la manière originale de Max Jacob pour mieux signifier l’horreur et l’absurde du sort du poète :« Petit dictionnaire des mots-valises à l'usage des prisonniers du Drancy / DRANCYTISE / Y verra-t-on fleurir le printemps ? / Et que de fleurs jaunes ! / DRANCYRILLIQUE / Le fait d'être russe, ukrainien, bulgare ou grec empêche-t-il d'y résider ? / DRANCYCLOPE / Le monstre nazi se nourrit de chairs humaines. / (Remarque : Dans la mythologie grecque, Ulysse échappe au cyclope Polyphème en lui disant qu'il se nomme « Personne ». Au Drancy, les Juifs ne se nomment pas « Personne » ; ils ne sont rien. Nuance.) / DRANCYTHÈRE / Curieux voyage. / DRANCYNISME / Peut-on rire de tout ? / DRAN... SISYPHE / Je n'en sortirai pas. / Ah, l'humour d'échafaud qu'il me faut avoir pour en supporter l'idée ! Cette pierre que je roule chaque matin devant moi, qui m'échappe à midi, et dévale mes collines jusqu'à la tombée de la nuit. »

Le ton retrouvé de l’écriture espiègle de Max Jacob se déployait déjà dans tant de  poèmes, tels que celui de « Fable sans moralité », dont la fantaisie semble préfigurer les aventures de Monsieur Plume d’un certain Henri Michaux : « Il y avait une locomotive si bonne qu’elle s’arrêtait pour laisser passer les promeneurs. Un jour, une automobile vint cahoter sur sa voie ferrée. Le chauffeur dit à l’oreille de sa monture : « Ne dresserons-nous pas procès-verbal ? – C’est jeune, dit la locomotive, et ça ne sait pas. » Elle se borna à cracher un peu de vapeur dédaigneuse sur le sportsman essoufflé. » Max Jacob ou l’élégance d’un humour sur le fil…

(Photographie de Max Jacob en 1934 par Carl Van Vechten)

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