Dans son article du Dictionnaire universel des littératures, R. Pietra va à contre-courant des idées reçues pour présenter l’écrivain que fut Paul Valéry : « Seule l’a intéressé la pensée aux prises avec elle-même, attentive à saisir l’ivresse qui la suscitait, les mécanismes qu’elle mettait en acte, les troubles qui la stupéfiaient. Un penseur donc, mais qui vivrait dans la phobie (au double sens de crainte et d’attirance) du système et se méfierait de toutes les dérives d’un langage trop complaisant et vague, alors que la tâche est d’ « obstinée rigueur ». Pour Valéry l’œuvre importait peu. Elle n’était que la retombée (le rebut) d’un exercice mental qui lui seul comptait. Cela, bien que Valéry l’ait dit, les Cahiers (à quoi il tenait le plus) devaient en donner le témoignage vivant. Ils nous permettaient une nouvelle approche d’une œuvre qu’ils fécondent et éclairent. »
Mais quoi qu’on puisse dire, a posteriori, de l’importance – décisive – des Cahiers qui donnent à découvrir les coulisses de son travail d’écriture, le chef d’œuvre demeure ce qui a été voulu par l’auteur qui érigeait la lucidité du regard et la maîtrise de l’art au rang de vertus. Il s’avère que Paul Valéry, à moins de vingt-cinq ans, publia coup sur coup ce qui reste le meilleur de son œuvre : La Soirée avec Monsieur Teste et l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci. Autant de textes brefs contant « l’aventure d’un esprit en possession de tous ses pouvoirs ». Dans chacun de ces écrits, « l’individu, fictif ou historique (mais si peu !), n’est que le paradigme du fonctionnement sous haute tension de l’esprit humain. » C’est donc par leur total dépouillement où l’abstraction paraît aisée que la subtilité se partage avec l’humour et que la singularité atteint l’universalité. Au point que « [l’]œuvre valéryenne aurait pu s’achever là, en 1895-1896. » C’est sous l’invitation insistante d’André Gide qu’il publia encore ses vers de jeunesse « sous l’emprise de l’esthétique symboliste » : Album de vers anciens… Il composa alors également, en 1917, La Jeune Parque, long poème de cinq cent douze alexandrins à travers lesquels se dessine « l’odyssée sublime de la conscience en proie à toutes les séductions » : « [c]e labeur fait de contraintes formelles et d’exigences sensibles, visant à plier le verbe à la double condition du sens et du son, devait servir d’entraînement et rendre plus aisée l’élaboration des poèmes de Charmes : Aurore, Poésie, Fragments du Narcisse, Ébauche d’un serpent, Palme, etc., n’ont pas d’autre sujet que leur propre « fabrication ». »
Cette élégante identification entre la forme et le fond donne naissance à de véritables joyaux de la pensée érigée jusqu’au chant. Ainsi en est-il du poème emblématique intitulé « Les Grenades » où ces dernières sont moins envisagées comme des « grains » d’où extraire le suc que comme des « fronts souverains » d’où germent inventions, pensées, trouvailles, véritable ode aux pouvoirs de l’intelligence humaine dont les fruits demeurent la métaphore : « Dures grenades entr'ouvertes / Cédant à l'excès de vos grains, / Je crois voir des fronts souverains / Éclatés de leurs découvertes ! / Si les soleils par vous subis, / O grenades entrebâillées, / Vous ont fait d'orgueil travaillées / Craquer les cloisons de rubis, / Et que si l'or sec de l'écorce / À la demande d'une force / Crève en gemmes rouges de jus, / Cette lumineuse rupture / Fait rêver une âme que j'eus / De sa secrète architecture. » Sublime clef de voûte des images où l’esprit humain se mire !
« Je suis rapide ou rien » : « [c]ette phrase de Monsieur Teste convient à Valéry, à l’aise dans les textes denses, concis : cultivant l’art de la litote, Valéry excelle dans l’aphorisme, le croquis, l’apophtegme, le petit poème en prose. », mais pendant plus de cinquante années, entre cinq et huit heures du matin, l’explorateur s’est livré à un autre exercice, également délicat : « Valéry a confié à ses Cahiers son arithmétique intellectuelle, dont on soulignera la remarquable permanence, mais aussi les réflexions sur la philosophie et la littérature, la religion et la politique d’un esprit toujours aux aguets. Sur la tombe du poète de Sète les deux derniers vers de cette strophe du poème le plus célèbre de Valéry : « Ce toit tranquille, où, marchent des colombes, / Entre les pins palpite, entre les tombes ; / Midi le juste y compose de feux / La mer, la mer, toujours recommencée ! / Ô récompense après une pensée / Qu’un long regard sur le calme des dieux ! » »
(Photographie de Paul Valéry par Henri Manuel dans les années 1920)