« La poésie est l’expression par le langage humain ramené à son rythme essentiel du sens mystérieux des aspects de l’existence. » propose cet auteur, trop hâtivement jugé hermétique, dans sa Lettre à Léo d’Orfer, datée du 27 juin 1884. Par cette quête de « son rythme essentiel », elle dote d’authenticité le séjour du poète dont la mission, la tâche spirituelle, l’impératif à l’œuvre se trouvent en ces mots formulés. Mais quelle vision se cache-t-il derrière l’écume du mystère ? Qu’y-a-t-il derrière l’intuition énigmatique des portées significatives de la vie, plus précisément derrière la brume « du sens mystérieux des aspects de l’existence » ? Le professeur d’anglais qui connut sa première grande émotion littéraire à la lecture des Fleurs du Mal semble ici inscrire ses pas dans les prolongements de ceux de Charles Baudelaire tels qu’exprimés dans le poème « Correspondances » traduisant le Mystère de la Nature, qui aime tant à se voiler qu’à se dévoiler, selon la définition héraclitéenne : « La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles ; / L’homme y passe à travers des forêts symboles / Qui l’observent avec des regards familiers. »
Appliqué à la fois à sceller les symboles et à en cacher les clés, il composa donc d’abord ses poèmes les plus connus, sous l’influence baudelairienne : « L’Azur », « Don du Poème », « Les Fleurs », « Brise marine », « Sainte », « Hérodiade », « L’Après-midi d’un Faune » dont onze de ceux-ci se trouvent conséquemment publiés en 1866 dans Le Parnasse contemporain à l’esthétique de « l’art pour l’art » en connivence avérée avec sa conception sacrée de la poésie… De retour à Paris, en 1872, il devient l’instigateur d’après-midi littéraires qui deviendront en 1880 les fameux Mardis de la rue de Rome, au milieu desquels il apparaît comme un lettré d’exception, perçu selon Élémir Bourges, tel « l’être le plus exquis, le plus délicat, le plus aristocratique » ! Cette forme d’aristocratie par le style caractérise l’écriture même de Stéphane Mallarmé qui distingue, dans ses Divagations, un double état de la parole « brut ou immédiat ici, là essentiel » dont la poésie a pour charge d’en faire un usage plus raffiné que « l’universel reportage » de la langue de communication, tout à l’effacement du locuteur derrière la suggestion de l’idée à demi-mots, entraperçue : « À quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant ; si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure. »
Par-delà l’essence de l’idée, c’est jusqu’à l’absolu d’un idéal que l’esquisse de son geste poétique laisse entrevoir, non « une fleur » indéfinie, mais précisément « l’absente de tout bouquet », définitive : « Je dis : une fleur ! et hors de l’oubli où ma voix relègue aucune couleur, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. » À travers sa musique du silence et son art de l’ellipse, s’opposant dès lors au verbe décrire des Parnassiens, il délivre, souverain, l’implicite « suggérer » des symbolistes dont il demeure un des représentants les plus troublants, comme il l’affirme avec force dans sa réponse à Jules Huret, à L’Enquête sur l’évolution littéraire : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. » Tant dans sa poésie versifiée que dans sa prose poétique, dans son œuvre de théoricien que dans son travail de critique d’art, il n’aura de cesse de viser cette façon d’exprimer avec le plus de profondeur et de finesse susceptibles, de tenter de dire jusqu’à l’indicible par cette rigueur austère de l’ouvrage sur la forge d’un des plus grands orfèvres, justification du projet du Livre auquel il s’est toujours voué…
Mais la pièce maîtresse de son art, celle qui a déployé de manière irréversible de nouvelles potentialités au champ d’expérience poétique, reste l’étrange Coup de dés, sur lequel depuis tant de gloses et de commentaires n’ont cessé de paraître, sans jamais en faire totalement le tour, puisque s’y révèle la modernité de l’énigme visant à abolir le hasard par sa disposition typographique disséminée, semblant rejouer ad libitum le perpétuel lancer des dés de la pensée, quête impossible d’un véritable infini, précisément des possibles à travers la recherche des configurations plastiques de la page ainsi composée, décomposée, recomposée, sous le regard du lecteur, second créateur par le parcours de ses yeux au même titre que le tracé du premier créateur qui s’avère l’auteur, de l’espace du poème, sans limites : ainsi s’ouvre Un coup de dés jamais n’abolira le hasard sur la portée de l’ultime affirmation : « avant de s’arrêter / à quelque point dernier qui le sacre / Toute Pensée émet un Coup de Dés » !
(Photographie de Stéphane Mallarmé par Nadar vers 1890)