« [C]eux-là qui sont nés sous le signe SATURNE, / Fauve planète, chère aux nécromanciens, / Ont entre tous, d'après les grimoires anciens, / Bonne part de malheur et bonne part de bile. / L'Imagination, inquiète et débile, / Vient rendre nul en eux l'effort de la Raison. / Dans leurs veines le sang, subtil comme un poison, / Brûlant comme une lave, et rare, coule et roule / En grésillant leur triste Idéal qui s'écroule. / Tels les Saturniens doivent souffrir et tels / Mourir, — en admettant que nous soyons mortels, — / Leur plan de vie étant dessiné ligne à ligne / Par la logique d'une Influence maligne. » : par ce préambule à son premier recueil Poèmes saturniens, le « pauvre Lélian », pour reprendre l’anagramme sous laquelle Paul Verlaine se désignait lui-même, place sa personnalité énigmatique sous le signe de Saturne...
Planète du système solaire, célèbre pour sa couleur jaune et ses anneaux satellites, réputée depuis la plus haute Antiquité pour avoir une influence néfaste sur la vie humaine, Saturne se révèle aussi le dieu romain du Temps, l’équivalent de Chronos pour les grecs anciens. Ainsi son œuvre depuis les Poèmes saturniens s’avère d’emblée marquée par le temps et par la fatalité, annonciatrice du malheur des « frères humains » sous son emprise. Persona non grata, en réincarnation de François Villon, le poète-voyou du Moyen Âge, instable, velléitaire, repris de justice et mystique, le poète demeure inclassable. À la croisée de Charles Baudelaire et d’Arthur Rimbaud, Paul Verlaine retient du patronage sulfureux de l’auteur des Fleurs du Mal un même goût pour le mystère aux confins du langage et se lance ensuite dans une aventure passionnée avec le voyant d’Une Saison en Enfer et des Illuminations, tous deux à la recherche de l’ineffable…
Cette bourrasque rimbaldienne emporta le buveur d’absinthe en 1871, après s’être compromis dans les événements de la Commune, quand il rencontra cet étrange éphèbe, ce « Satan adolescent », exerçant sur lui sa fascination jusqu’à l’issue tragique du 10 juillet 1873 où Paul Verlaine, ayant tiré sur Arthur Rimbaud, se retrouve privé de la présence de son épouse et en prison. Ce sera alors le moment de la méditation, le retour sur soi, la « conversion » à un catholicisme consolateur exprimée dans les vers de Sagesse en 1881. Sorti de Mons, il tentera de s’amender et rencontrera l’affection d’un jeune élève, Lucien Létinois, transcrite dans Amour. Mais la mort de ce dernier, en 1883, un an avant l’édition de Jadis et Naguère, le replongera dans le désespoir, la pauvreté et la marginalité : entre prison, hôpital et cafés, il sera pourtant sacré également « prince des poètes » en 1894, avant de mourir misérablement – ce qui ne l’empêcha pas d’être honoré de funérailles nationales…
Dans Jadis et Naguère, ce livre rassemblant selon la différence entre les deux adverbes, « il y a des jours » et « il n’y a guère de temps », des œuvres anciennes et d’autres plus récentes, Paul Verlaine y trouve sa formule la plus claire de ses recherches stylistiques et musicales, son « Art poétique » : « De la musique avant toute chose, / Et pour cela préfère l'Impair / Plus vague et plus soluble dans l'air, / Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. // Il faut aussi que tu n'ailles point / Choisir tes mots sans quelque méprise : / Rien de plus cher que la chanson grise / Où l'Indécis au Précis se joint. » Point d’orgue d’une quête déchirante sous le signe de la nuance, tant dans la forme sonore que dans le fond si vaste, ce poème considéré comme un manifeste du symbolisme, dont il reste une figure éminente, fait le tour de la manière verlainienne, par sa fluidité caractéristique et par sa musicalité à contretemps, ouvrant la voie au vers libre dont l’aspect non fixé d’avance, en perpétuelle recréation, déploie à sa guise son chant intérieur, voix donnée à un véritable lyrisme des profondeurs !
(Photographie anonyme de Paul Verlaine)