Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Charles Baudelaire, dernier des classiques et premier des modernes

            « Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère ! » : telle est l’apostrophe du poète à son double, dans une fraternité maladive, celle du tiraillement entre vice et vertu, entre spleen et idéal, entre morosité et beauté, dont « ce monstre délicat » ronge la vie courante, tant de l’auteur que de son lecteur, dans son poème adressé, première pièce ouvrant Les Fleurs du Mal : « C’est l’Ennui ! – l’œil chargé d’un pleur involontaire, / Il rêve d’échafauds en fumant son houka. ». Cette maladie spirituelle qu’il nomme également le spleen les condamne tous deux à la passivité du désespoir et aux ténèbres de l’autodestruction, dont le cycle des quatre « Spleen » ou le son de « La Cloche fêlée » font entendre les notes de sa musique déchirante, à tutoyer les gouffres de l’Horreur et à apprivoiser la Mort : « Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis / Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits, / Il arrive souvent que sa voix affaiblie // Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie / Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts, / Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts. »

            C’est d’abord dans son travail de critique que Charles Baudelaire s’inscrit comme dernier des classiques et premier des modernes, puisqu’il élabore, dans son essai Le Peintre de la vie moderne, le concept de « modernité » qui fonde sa poétique : « Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire. » Cette notion qu’il définit fait de lui le moment charnière de la poésie romantique du XIXème siècle, pour y fonder la nouveauté de son rapport au quotidien, s’avérant alors l’autre versant de la beauté dont l’écrivain est également le chantre, influencé par le courant littéraire de « L’art pour l’art », puisqu’il dédie ses fleurs maléfiques à l’auteur d’Émaux et Camées, théoricien de ce mouvement, Théophile Gautier : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. » Et l’on retrouve dans cette relation entre le fugitif et l’éternel tout le souffle de la vision éphémère d’« À une passante » dans la section des « Tableaux Parisiens » : « Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté / Dont le regard m’a fait soudainement renaître, / Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? »

            Véritable âme de la ville, de la capitale de la « modernité » que se révèle également être l’énorme Paris en essor, après avoir épousé la facture des sonnets, investie par ses images audacieuses ainsi que sa musique subtile, le poète romantique va outre, et tente de subvertir la prose de visions et de mélodies analogues, dans les Petits Poèmes en prose, autrement appelé Le Spleen de Paris. Dans sa dédicace « À Arsène Houssaye », il dévoile l’articulation des fragments et du tout de cette écriture novatrice dont chaque pièce peut être interprétée telle une vertèbre de l’œuvre serpentine : « Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu’il n’a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. Considérez, je vous prie, quelles admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d’une intrigue superflue. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans l’espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j’ose vous défier le serpent tout entier. »

            Poète de cette transition entre vers anciens et prose nouvelle, c’est au prix d’une grande douleur que s’exerce son magistère comme il le consigne dans Mon cœur mis à nu ou dans le poème « L’Héautontimorouménos » : « Je suis la plaie et le couteau ! / Je suis le soufflet et la joue ! / Je suis les membres et la roue, / Et la victime et le bourreau ! » Mais des entrailles de sa souffrance, en expert connaisseur de la noirceur de la condition humaine, Charles Baudelaire laisse s’élever un chant de tendresse qui rachète le rire grinçant, sarcastique qui caractérisent ses pages : « Je n’ai pas oublié, voisine de la ville, / Notre blanche maison, petite mais tranquille ; / Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus / Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus, / Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe / Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe, / Semblait, grand œil ouvert dans le ciel curieux, / Contempler nos dîners longs et silencieux, / Répandant largement ses beaux reflets de cierge / Sur la nappe frugale et les rideaux de serge. »

             (Photographie de Charles Baudelaire par Etienne Carjat vers 1862) 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :