Comme le présente L. Chotard, dans son article du Dictionnaire universel des littératures, « Enfant terrible, ou enfant gâté, du romantisme, Musset a attiré sur son œuvre les malentendus propres à la jeunesse et à l’adolescence. » Et comme il existe des liens étroits entre son œuvre et sa biographie, on perd sa voix véridique derrière les divers masques qu’il a portés : tour à tour dandy parisien au libertinage joyeux, amant blessé de Georges Sand qui perd dans le « Drame de Venise » toute confiance en l’amour, fantôme orgueilleux se survivant dans l’alcool, les identités s’échangent sans jamais résumer totalement le parcours de l’écrivain. Son œuvre n’échappe pas à ce malentendu : lui qui, dès 1830, prit ses distances avec les Romantiques et fut accueilli en 1852 comme un classique par l’Académie, ne cessa d’être adulé par une jeunesse qui se reconnaissait en lui et le transforma en un archétype excessif de souffrance et de passion – dont l’affectation le fit rejeter par des poètes qui pourtant en sont les héritiers, tels Baudelaire ou Lautréamont…
Mais ses poèmes des quatre Nuits ont alimenté cette image par un lyrisme pathétique où l’éloquence classique se déploie magistralement et parvient à exprimer des sentiments qui sont le contraire du classicisme : le dégoût de soi, la solitude existentielle, l’horreur devant le vide du ciel alliée à la nostalgie de la foi. C’est à travers la puissance déclamatoire de cette rhétorique, qu’il développe, dans la nuit de Mai, le mythe du Pélican romantique se sacrifiant, donnant ses entrailles à manger à ses propres enfants : « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux, / Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots. / Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage, / Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux, / Ses petits affamés courent sur le rivage / En le voyant au loin s'abattre sur les eaux. / Déjà, croyant saisir et partager leur proie, / Ils courent à leur père avec des cris de joie / secouant leurs becs sur leurs goitres hideux. / Lui, gagnant à pas lents une roche élevée, / De son aile pendante abritant sa couvée, / Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux. / Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ; / En vain il a des mers fouillé la profondeur ; / L'Océan était vide et la plage déserte ; / Pour toute nourriture il apporte son cœur. / Sombre et silencieux, étendu sur la pierre / Partageant à ses fils ses entrailles de père »
Au théâtre, ce sont les mêmes accents qui se font entendre en maintes tirades proches du poème en prose, où le dramaturge met en scène des héros qui se détruisent en rêvant un amour idéal, tel le personnage de Lorenzaccio, spectre déambulant dans une Florence proche du royaume d’Hamlet. Lorenzaccio écrit en 1834, avant le voyage en Italie avec Georges Sand, donne à l’expression du mal du siècle l’ampleur d’une fresque historique aux tableaux tour à tour imposants et familiers. Au-delà du contenu politique de l’intrigue, où Alfred de Musset, dégoûté du monde, justifie son refus d’un engagement qui n’est que compromission ou manipulation, le drame est métaphysique : loin de l’orgueil d’Hernani ou de l’obstination de Chatterton, Lorenzo est hanté par une soif d’absolu qui le conduit à se perdre. Plus que contre le tyran, auquel il est devenu semblable, c’est contre lui-même qu’il s’arme. Cette conduite d’échec en fait l’archétype d’un romantisme désespéré, voué à la nostalgie de la pureté, où la rédemption par l’amour et la fuite dans la révolte (ou le suicide) sont également impossibles !
L’œuvre en prose, dont le début de la Confession d’un enfant du siècle, publié en 1836, montre combien il était soucieux de comprendre son temps et la manière dont sa propre histoire s’y inscrit, déployant la modernité de la vision désenchantée de son œuvre comme celle d’un intellectuel en crise, hanté par la déchéance et l’épuisement, incapable de se réfugier dans la religion ou dans l’humanitarisme, et qui de la rhétorique puissante du début à la sécheresse finale, voit le langage, sa seule consolation, lui échapper peu à peu. En cela, Musset s’avère déjà notre contemporain : « Alors ces hommes de l’Empire, qui avaient tant couru et tant égorgé, embrassèrent leurs femmes amaigries et parlèrent de leurs premières amours ; ils se regardèrent dans les fontaines de leurs prairies natales, et ils s’y virent si vieux, si mutilés, qu’ils se souvinrent de leurs fils, afin qu’on leur fermât les yeux. Ils demandèrent où ils étaient ; les enfants sortirent des collèges, et ne voyant plus ni sabres, ni cuirasses, ni fantassins, ni cavaliers, ils demandèrent à leur tour où étaient leurs pères. Mais on leur répondit que la guerre était finie, que César était mort, et que les portraits de Wellington et de Blücher étaient suspendus dans les antichambres des consulats et des ambassades, avec ces deux mots au bas : Salvatoribus mundi. / Alors il s’assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse. »
(Portrait d'Alfred de Musset par Charles Landelle)