Homme-océan, homme-siècle, Victor Hugo se révèle en écrivain-phare impliqué corps et âme dans les questions cruciales soulevées par le XIXème siècle et dont sa préface à sa fresque romanesque Les Misérables fait la synthèse et annonce la portée : « Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine ; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que, dans de certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible ; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles. » (Hauteville House, 1er janvier 1862)
Héritier des lumières, partisan du peuple contre les obscurantismes et les tyrannies, celui qui traversa donc ce dix-neuvième siècle en ne faisant qu’un avec le mouvement de ses tendances, du monarchisme au socialisme, définit la « Fonction du poète », dans son recueil Les Rayons et les Ombres, en tant que vocation reliée à ses peuples auxquels il transmet ses visions : « Peuples ! écoutez le poète ! / Écoutez le rêveur sacré ! / Dans votre nuit, sans lui complète, / Lui seul a le front éclairé ! / Des temps futurs perçant les ombres, / Lui seul distingue en leurs flancs sombres / Le germe qui n’est pas éclos. / Homme, il est doux comme une femme. / Dieu parle à voix basse à son âme / Comme aux forêts et comme aux flots ! »
Son écriture-fleuve qui semble contenir en son sein tous les courants et toutes les trouvailles de ses contemporains, aïeuls ou aînés, sait allier le lyrique et l’épique, le mordant d’un trait d’esprit également pour narguer les impostures d’un Napoléon III dont il fustige la veulerie dans son pamphlet satirique Napoléon-le-Petit qu’il payera de son exil, et la préface de son recueil Les Châtiments révèle l’amplitude de sa voix de tribun du peuple : « Quoi que fassent ceux qui règnent chez eux par la violence et hors de chez eux par la menace, quoi que fassent ceux qui se croient les maîtres des peuples et qui ne sont que les tyrans des consciences, l’homme qui lutte pour la justice et la vérité trouvera toujours le moyen d’accomplir son devoir tout entier.
La toute-puissance du mal n’a jamais abouti qu’à des efforts inutiles. La pensée échappe toujours à qui tente de l’étouffer. Elle se fait insaisissable à la compression ; elle se réfugie d’une forme à l’autre. Le flambeau rayonne ; si on l’éteint, si on l’engloutit dans les ténèbres, le flambeau devient une voix, et l’on ne fait pas la nuit sur la parole ; si l’on met un bâillon à la bouche qui parle, la parole se change en lumière, et l’on ne bâillonne pas la lumière. » (Jersey, 1853)
Ce lyrisme de l’épopée d’une conscience en lutte tend à devenir jusqu’à l’épopée métaphysique de ce même lyrisme quand il évoque, dans la préface des Contemplations, la perte des êtres qui lui sont chers, la tragique injustice de la disparition de sa fille Léopoldine : « Ce livre contient, nous le répétons, autant l’individualité du lecteur que celle de l’auteur. Homo sum. Traverser le tumulte, la rumeur, le rêve, la lutte, le plaisir, le travail, la douleur, le silence ; se reposer dans le sacrifice, et, là, contempler Dieu ; commencer à Foule et finir à Solitude, n’est-ce pas, les proportions individuelles réservées, l’histoire de tous ?
On ne s’étonnera donc pas de voir, nuance à nuance, ces deux volumes s’assombrir pour arriver, cependant, à l’azur d’une vie meilleure. La joie, cette fleur rapide de la jeunesse, s’effeuille page à page dans le tome premier, qui est l’espérance, et disparaît dans le tome second, qui est le deuil. Quel deuil ? Le vrai, l’unique : la mort ; la perte des êtres chers.
Nous venons de le dire, c’est une âme qui se raconte dans ces deux volumes : Autrefois, Aujourd’hui. Un abîme les sépare, le tombeau. » (Guernesey, mars 1856)
Mort au cœur de la vie, finalité de notre finitude, à laquelle l’œuvre de Victor Hugo donne un sens déchirant, universel…
(Portrait de Victor Hugo par Nadar, vers 1884)