L’œuvre majeure de Pierre de Ronsard reprend à son compte Les Amours d’Ovide, recueil d’élégies du poète latin où déjà, à l’instar de celui qui sera le grand poète de la Pléiade revendiquant cette filiation, Ovide n’était pas vraiment un poète amoureux mais un poète qui s’amuse de l’amour. Dans cette œuvre de jeunesse de l’auteur à la fois de L’Art d’aimer et des Remèdes d’Amour, écrite à l’époque antique où il fréquentait la haute société, Ovide relatait un amour imaginaire entre Corinne et lui-même, calqué sur celui de Lesbie et de Catulle, de Délie et de Tibulle, où tout y est inventé. Il s’agissait déjà dans la tournure élégiaque ancienne non d’une autobiographie plaintive mais d’une satire humoristique de roman érotique où fusaient néanmoins les élans sincères d’une sensibilité exacerbée. Héritier des tours et détours du style élégiaque, dans ses Amours, Pierre de Ronsard chantera, tour à tour, Cassandre, Marie ou Hélène, puisque pour le prince des poètes français : « Vivre sans volupté, c’est vivre sous la terre. »
La première inspiratrice de son recueil n’est pourtant autre qu’une femme réelle, Cassandre Salviati, fille d’un banquier florentin établi à Blois, que Pierre de Ronsard rencontra à un bal de la cour en 1545… Mais, là encore, la clé de l’anecdote autobiographique ne suffit pas, puisque l’imaginaire sublime l’expérience décevante en faisant revêtir à la Muse trop humaine les traits mythologiques de la troyenne légendaire : « Je ne suis point, ma guerrière Cassandre, / Ni Myrmidon ni Dolope soudard / Ni cet Archer, dont l'homicide dard / Tua ton frère et mit ta ville en cendre. / Un camp armé pour esclave te rendre / Du port d'Aulide en ma faveur ne part, / Et tu ne vois au pied de ton rempart / Pour t'enlever mille barques descendre. / Hélas ! je suis ce Corèbe insensé, / Dont le cœur vit mortellement blessé, / Non de la main du grégeois Pénelée, / Mais de cent traits qu'un Archerot vainqueur / Par une voie en mes yeux recélée, / Sans y penser me tira dans le cœur. » (Les Amours de Cassandre, IV)
La deuxième égérie se révèle la personne de Marie, une jeune fille de Bourgueil, d’un rang plus modeste que la première. Cette amante discrète sur laquelle le poète inspiré philosophe, en prônant inconstance et variété, se verra remplacée, quel que soit le jeu des titres, par Marie de Clèves, maîtresse d’Henri III dont il déplore, dans un style funèbre baroque, la mort : « Comme on voit sur la branche au mois de mai la rose, / En sa belle jeunesse, en sa première fleur, / Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur, / Quand l’Aube de ses pleurs au point du jour l’arrose; / La grâce dans sa feuille, et l’amour se repose, / Embaumant les jardins et les arbres d’odeur; / Mais battue, ou de pluie, ou d’excessive ardeur, / Languissante elle meurt, feuille à feuille déclose. / Ainsi en ta première et jeune nouveauté, / Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté, / La Parque t’a tuée, et cendres tu reposes. / Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs, / Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs, / Afin que vif et mort, ton corps ne soit que roses. » (Sur la mort de Marie, II, IV)
La troisième Muse, Hélène de Surgères, fille d’honneur de Catherine de Médicis, aussi remarquable par son esprit et sa vertu que sa beauté, s’avère également mortelle, et c’est cette conscience de notre propre finitude qu’elle reflète au fil de la plume de Pierre de Ronsard, s’affranchissant de la rigidité pétrarquiste pour laisser toute la place aux élégiaques latins et inviter au fameux carpe diem d’Horace : « Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle, / Assise auprès du feu, dévidant et filant, / Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant : / Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle. / Lors, vous n’aurez servante oyant telle nouvelle, / Déjà sous le labeur à demi sommeillant, / Qui au bruit de mon nom ne s’aille réveillant, / Bénissant votre nom de louange immortelle. / Je serai sous la terre et fantôme sans os : / Par les ombres myrteux je prendrai mon repos : / Vous serez au foyer une vieille accroupie, / Regrettant mon amour et votre fier dédain. / Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain : / Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie. » (Sonnets pour Hélène, II, XLIII)
Cet appel virtuose à la légèreté pour conjurer la fatalité de la condition humaine se verra reprise, au XXème siècle, avec un véritable talent de parolier de chansons populaires, par le poète oulipien Raymond Queneau qui n’était pas sans ignorer que la contrainte de la réécriture est fertile en création dans sa variation épicurienne « Si tu t’imagines » extraite de son recueil si bien nommé L’Instant fatal : « Si tu t'imagines / si tu t'imagines / fillette fillette / si tu t'imagines / xa va xa va xa / va durer toujours / la saison des za / la saison des za / saison des amours / ce que tu te goures / fillette fillette / ce que tu te goures / Si tu crois petite / si tu crois ah ah / que ton teint de rose / ta taille de guêpe / tes mignons biceps / tes ongles d'émail / ta cuisse de nymphe / et ton pied léger / si tu crois petite / xa va xa va xa va / va durer toujours / ce que tu te goures / fillette fillette / ce que tu te goures / les beaux jours s'en vont / les beaux jours de fête / soleils et planètes / tournent tous en rond / mais toi ma petite / tu marches tout droit / vers sque tu vois pas / très sournois s'approchent / la ride véloce / la pesante graisse / le menton triplé / le muscle avachi / allons cueille cueille / les roses les roses / roses de la vie / et que leurs pétales / soient la mer étale / de tous les bonheurs / allons cueille cueille / si tu le fais pas / ce que tu te goures / fillette fillette / ce que tu te goures »
(Portrait de Pierre de Ronsard, vers 1580-1585, Dessin de Benjamin Foulon, pierre noire et sanguine sur papier, Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage)