Il peut paraître étonnant que Joachim Du Bellay soit le rédacteur du premier manifeste, en somme, de l’histoire de la poésie française ! La Défense et Illustration de la Langue française s’avère pourtant à la lecture moins l’œuvre triomphale d’un maître, d’un chef d’école que celle d’un poète qui formule ainsi son acte d’amour envers sa langue natale dont il appelle ses créateurs contemporains et futurs à la faire fructifier, à en inventer les mots nouveaux porteurs d’humanité, dépassant l’héritage antique gréco-romain : « Pillez-moi sans conscience les sacrés trésors de ce temple delphique, ainsi que vous avez fait autrefois : et ne craignez plus ce muet Apollon, ses faux oracles, ni ses flèches rebouchées. Vous souvienne de votre ancienne Marseille, seconde Athènes, et de votre Hercule gallique, tirant les peuples après lui par leurs oreilles avec une chaîne attachée à sa langue. »
C’est dans le sillage latin qu’il s’inscrit paradoxalement en vue de le dépoussiérer, en choisissant pour son recueil-phare un titre évoquant immédiatement au lecteur du XVIème siècle les Tristia composés par Ovide alors qu’il se trouvait en exil. Il exprime ainsi tout à la fois son allégeance au poète romain et la tonalité de l’ensemble de son ouvrage Les Regrets. Le livre se trouve marqué par la propre expérience de l’éloignement de l’illustre poète de la Pléiade puisqu’il fut composé lors de son long séjour à Rome. À travers la trame chronologique qu’il y déploie, le poète en proie au chagrin met en vers sa nostalgie de la France, à travers le mythe d’Ulysse revisité : « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, / Ou comme celui-là qui conquit la toison, / Et puis est retourné, plein d’usage et raison, / Vivre entre ses parents le reste de son âge ! / Quand reverrai-je, hélas ! de mon petit village / Fumer la cheminée, et en quelle saison / Reverrai-je le clos de ma pauvre maison, / Qui m’est une province, et beaucoup davantage ? »
Son ouvrage fait alors entendre une voix singulière, marquée en profondeur par son unité et sa diversité essentielles, puisqu’il est écrit selon des variations tonales, l’élégie cédant à la satire et à la louange, sans qu’il soit possible de rassembler en une unique posture ce qui relève de l’élégie et de la satire, en tant que cette dernière énonce en creux la vision idéalisée de la France, dont Rome forme, quant à elle, le versant grinçant par ce jeu de miroirs au discours élogieux et mélancolique du pays perdu : « Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux / Que des palais romains le front audacieux ; / Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine, / Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin, / Plus mon petit Liré que le mont Palatin, / Et plus que l’air marin la douceur angevine. »
Cette nécessité de s’ancrer enfin au rivage natal, en cette terre première, s’écrit en autant d’images de l’immobilité et de la permanence, en autant de lieux fixes et préservés, que ce brûlant désir du poète de retourner aux origines exprime. Nul retentissement en ses vers d’une invitation au voyage pour cet humaniste de la Renaissance pétri de culture gréco-romaine, mais l’appel impérieux au retour et à l’enracinement. À l’image de la mer et ses errances s’oppose le besoin d’un port où se fixer. Et il se pourrait bien que cette dernière figure annonce en définitive celle de la mort grâce à laquelle retrouver, selon le platonisme initiatique de Joachim Du Bellay, l’ultime point non de chute, mais d’envol, le ciel de l’Idée : « Si notre vie est moins qu'une journée / En l'éternel, si l'an qui fait le tour / Chasse nos jours sans espoir de retour, / Si périssable est toute chose née, / Que songes-tu, mon âme emprisonnée ? / Pourquoi te plaît l'obscur de notre jour, / Si, pour voler en un plus clair séjour, / Tu as au dos l'aile bien empennée ? / Là est le bien que tout esprit désire, / Là le repos où tout le monde aspire, / Là est l'amour, là le plaisir encore. / Là, ô mon âme, au plus haut ciel guidée, / Tu y pourras reconnaître l'Idée / De la beauté, qu'en ce monde j'adore. »
(Portrait de Joachim Du Bellay par Jean Cousin Le Jeune)