Du poète à la production énorme, restent un nom (Lamartine) et un adjectif (lamartinien) ! Sur le malentendu lié à l’usage péjoratif de l’adjectif, synonyme de larmoyant, vague, mou, en un mot de vieillot, c’est le regard de l’insolent Arthur Rimbaud qui a tranché, tout en laissant sa part de talent visionnaire au grand prédécesseur, dans cette ultime formule : « Lamartine est quelquefois voyant, mais étranglé par la forme vieille. » ! Il faut reconnaître que né parmi les pasteurs, éduqué par des jésuites, fils de famille provincial, diplomate en Italie, par sa rhétorique classique et son vocabulaire empreint de noblesse, il est demeuré à l’écart des nouveautés parisiennes et s’est défié d’un romantisme à la Hugo, ce qui fait de son parcours, dont l’histoire a retenu quelques citations et quelques vers, un exemple du « classicisme des romantiques », un auteur méditatif, influencé par Goethe, Byron ou Chateaubriand…
Par ses tournures de pensées aux songes mêlés et ses paysages-états d’âme, en gardant dans ses Méditations l’écrin des vers anciens tout en ayant l’audace des strophes nouvelles, son lyrisme personnel déploie pourtant la puissance d’un souffle, la maîtrise du métier, et l’entrelacement d’une extase devant la Nature toute imprégnée, et c’est cela qui fait sa modernité, d’un doute devant la destinée. La Nature y forme en effet un lieu privilégié où se mirer, mais également une invitation à la rêverie, où dans son écriture, le motif récurrent de l’élément aquatique tisse sa pensée du temps qui passe et ne revient pas, à l’origine du mythe romantique du poète esseulé, tel que le célèbre poème « Le Lac » le cristallise : « Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère / Laissa tomber ces mots : « Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ! / Suspendez votre cours : / Laissez-nous savourer les rapides délices / Des plus beaux de nos jours ! / « Assez de malheureux ici-bas vous implorent, / Coulez, coulez pour eux ; / Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ; / Oubliez les heureux. / « Mais je demande en vain quelques moments encore, / Le temps m'échappe et fuit ; / Je dis à cette nuit : « Sois plus lente » ; et l'aurore / Va dissiper la nuit. / « Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive, / Hâtons-nous, jouissons ! / L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ; / Il coule, et nous passons ! »
À travers cette poésie poignante, se glisse la mélancolie au cœur d’un tel sentiment de la fuite du temps, dont l’impuissance à conjurer le sort teinte de tragique le fameux carpe diem d’Horace, puisque sur ce lac du Bourget, revient à la mémoire du poète le souvenir de l’amante défunte avec laquelle il avait vogué… Il participe de l’histoire du poète blessé par un amour révolu et perdu dans ses pensées, tel qu’il s’élabore dès le poème liminaire « L’isolement » : « Le soleil des vivants n’échauffe plus les morts. / De colline en colline en vain portant ma vue, / Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant, / Je parcours tous les points de l’immense étendue, / Et je dis : « Nulle part le bonheur ne m’attend. » / Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières, / Vains objets dont pour moi le charme est envolé ? / Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères, / Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé. »
Si prégnante soit la légende résumée dans ce dernier vers, elle ne saurait toutefois réduire l’écriture d’Alphonse de Lamartine qui fraye également la voie à une modernité poétique en affirmant l’impossibilité pour le poème de s’élever à l’indicible, à repousser la métaphysique de notre finitude, dont ces vers retrouvés, qu’il avait écrits sur un album, témoignent en quelques images saisissantes de la page du moment heureux déjà rattrapée par celle du seuil de la mort franchie : « Le livre de la vie est le livre suprême / Qu'on ne peut ni fermer, ni rouvrir à son choix ; / Le passage attachant ne s'y lit pas deux fois, / Mais le feuillet fatal se tourne de lui-même ; / On voudrait revenir à la page où l'on aime / Et la page où l'on meurt est déjà sous nos doigts. »
(Portrait d'Alphonse de Lamartine par François Gérard en 1831)