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Isidore Ducasse, le Comte de Lautréamont

       « Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu'il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu'il n'apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d'esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l'eau le sucre. » : ces lignes scellent le pacte de lecture initial des Chants de Maldoror du Comte de Lautréamont, pseudonyme d'auteur d'Isidore Ducasse, dont l'originalité et la modernité du ton, dans l’adresse au lecteur en invitation à la défiance, révèlent la singularité de ce poète choisissant, à la suite de Charles Baudelaire, le Mal comme thème de ses Chants...

            Le poète héritier des Fleurs du Mal se livre d’ailleurs au quatrième chant à un autoportrait dégradant dans lequel un bestiaire fantastique, dont l’humour noir paraît annoncer celui d’Henri Michaux, confine à l’abomination édifiante : « Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusqu’à mon ventre, une sorte de végétation vivace, remplie d’ignobles parasites, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui n’est plus de la chair. Cependant mon cœur bat. » À quoi s’ajoute la pensée pour soi-même que son propre cœur ne battrait plus si la pourriture et les exhalaisons cadavériques ne nourrissaient en abondance son squelette…

            L’animalerie glauque donne encore à voir une chair outrancière de cette créature, personnage en miroir de l’auteur : une famille de crapauds, sous son aisselle gauche, un caméléon à leur poursuite, sous son aisselle droite, une vipère perfide à la place de sa verge qu’elle a dévorée, des bras paralysés changés en bûches, deux hérissons ayant jeté à un chien l’intérieur de ses testicules, un crabe gardant l’anus de son propriétaire avec ses pinces, deux méduses ayant franchi les mers pour former les deux parties charnues du derrière, et pour parachever l’œuvre, un glaive vient remplacer sa colonne vertébrale ! Le tout forme un spectacle accablant de martyre monstrueux au corps jeté en pâture à la face du Créateur autorisant le Mal sur terre, et se baignant lui également dans la luxure, en oubliant négligemment un simple cheveu de sa divine chevelure après une nuit de débauche…

            Semblant annoncer le dessein véritable derrière l’écriture des Chants de Maldoror, l’éloge des « mathématiques sévères » aux « savantes leçons », « plus douces que le miel », révèle en effet au lecteur qu’à travers ces chroniques maléfiques du malheur humain, ne se cache nulle complaisance malsaine au macabre, puisque cette partie consacrée au Mal devait servir en réalité de prélude à une suite invitant alors au Bien. Ainsi, les Poésies I et II, dans la perspective historique et critique qu’elles tracent, s’avèrent les préfaces d’un hymne requalifiant la grandeur de l’être humain, éclairant rétrospectivement de sa clarté bienfaitrice les « pages sombres » précédentes, dont il importait de se défier, comme quoi dans l’art littéraire d’Isidore Ducasse, dont le savoir si précieux demeure un trésor de la poésie française, désormais « faite par tous. Non par un », et pour reprendre le titre de l’essai nietzschéen, avec lequel peut se concevoir une communauté d’intentions de faire œuvre selon des critères éthiques supérieurs à la morale, Par-delà bien et mal : « Dans la nouvelle science, chaque chose vient à son tour, telle est son excellence. »

(Portrait présumé, extrait d'une photographie carte de visite signée Blanchard à Tarbes, découvert en 1977)

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